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Coup d’état versus révolution

3 novembre 2013

L’humoriste Bassem Youssef, dont ce blog a souligné le courage et l’exceptionnelle lucidité en juillet dernier, vient d’être remercié par la chaîne CBC qui relançait son programme barnameg,  vendredi 25 octobre. L’enregistrement (en arabe bien sûr) est encore en ligne sur Youtube, et il faut en profiter car cela pourrait ne pas durer. Certes il n’y ménage pas ses critiques envers le gouvernement actuel, son président Adly Mansour totalement inconnu car éclipsé par l’homme fort du régime, le général Sissi (CC pour les intimes), ses ministres marionnettes, et bien sûr, le général lui-même et la vénération populaire dont il est l’objet. Youssef était, bien sûr, attendu sur ce terrain-là, puisqu’il avait construit la première saison de barnameg sur cette même critique du pouvoir, que ce soit pendant la période de transition sur la chaîne ONTV, ou pendant la présidence Morsy qu’il n’avait pas davantage épargnée, et ce jusqu’à la veille du coup d’état de la révolution « Tamarrod ». Mais les égyptiens semblent avoir perdu leur légendaire sens de l’humour. Et que dire de leurs dirigeants !

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En discutant avec les passants, les chauffeurs de taxi, les commerçants, on se rend compte de l’obscénité – pour l’Egypte actuelle – que contenait ce dernier spectacle. Demander aujourd’hui si le 30 juin dernier était un renversement (inqilâb) ou une révolution (thawra), est devenu proprement indécent. Depuis le 3 juillet, les égyptiens sont abreuvés d’un discours monocorde sur le danger terroriste, alimenté chaque jour par une actualité inquiétante. Dans l’espace public, cette propagande a une conséquence dramatique (pour un démocrate) mais fantastique  (pour un dictateur) : il n’y a plus aucune place pour un discours ne serait-ce que nuancé. Soit on est pour la patrie, incarnée par Sissi, et on lui donne, les yeux fermés, le tafwîdh qu’il réclame pour massacrer les Frères, enfermer les activistes. Soit on est un ennemi de la patrie et, si ce n’est pas déjà fait, on va rejoindre les barbus dans les cachots où ils croupissent. La logique  de la « lutte contre le terrorisme » interdit tout entre-deux. Les intellectuels qui s’étaient impliqués dans la transition démocratique se sont rangés derrière les képis, aussi étonnant que cela puisse paraître pour un Alaa al-Asswany ou pour un Sonallah Ibrahim qui a croupi dix ans dans les geôles de Nasser. Leur collusion avec le nouveau pouvoir est aussi rapide qu’unanime (voir le papier de Richard Jacquemond sur Le Monde International).

Le peuple se retrouve sans voix, et c’est cette parole impossible que Bassem Youssef a mis en scène en démarrant son émission avec un script vide,

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une liasse de pages blanches que lui ont remise ses collaborateurs. La suite de l’émission est particulièrement bien analysée par Claire Talon sur Orient XXI, et ses conséquences par Philippe Mischkowsy sur Courrier International. La presse, à nouveau muselée, s’est déchaînée dès le lendemain contre les « grossièretés » de Youssef. Ces derniers jours, des « personnalités » ont porté plainte pour « insulte à la patrie » et un juge est saisi de l’affaire. Le général n’aura même pas besoin de se salir les mains pour faire taire celui qui a mis au point ses premiers sketchs sur la place Tahrir. Un des rares acquis tangibles de la révolution de 2011, la libération de la parole critique, est en cours d’étouffement. A nouveau, on parle à voix basse dans les cafés, même à l’After-Eight, petit café chaabi qui se transformait si souvent en véritable forum. On peut imaginer que cette parole ne mettra pas trente ans à refaire surface, mais le recul est indéniable.

Les murs du Caire, eux aussi, se sont tus, recouverts à de nombreux endroits par de la peinture blanche. Mis à part les fresques désormais historiques de la rue Mohamed Mahmud et de la rue Bassiouny, seuls des graffitis d’éloge à Sissi ont droit de cité : « râgel Sissi » ( à peu près « quel homme Sissi ! ») est celui qui revient le plus souvent. Rien à voir avec le « irhâl Moubarak » d’il y a trois ans, le fameux « dégage », même si à peu de signes près, râgel est presque l’anagramme de irhâl. La place Tahrir reverdit d’un gazon sans mémoire des innombrables rassemblements dont elle a été le siège. Les murs de moellons qui barraient les accès aux lieux stratégiques

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n’ont pas tous disparus, mais les fresques poétiques dont ils s’ornaient si. Celui qui barre l’accès à la place depuis Qars el-Ainy affiche un gentil « Ouvrez la rue ».

Une folie nationaliste s’est emparée de l’Egypte. Un marchand de chocolat raillé par Youssef dans sa dernière émission tient un salon de thé dans Garden City. Fier comme pas deux, il expose ses carrés de chocolat à l’effigie de Sissi, voire des portraits de l’homme fort entièrement réalisés en chocolat. Persuadé qu’il va provoquer mon admiration, il me raconte  qu’il a été contacté par la fille de Sadate qui lui aurait passé commande pour des portraits de son père. Pouahh !….

Comme à chaque reprise en main militaire, le discours schizophrène anti-américain et même xénophobe accompagne cette ferveur nationaliste. Les personnalités politiques se relayent pour affirmer- bravaches-  qu’on se passera de la subvention américaine, même si tous savent qu’en sous-main, cette

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subvention finira par tomber (celle que le Qatar fournissait au gouvernement Morsy a déjà été renouvelée). On conspue allègrement les occidentaux pour n’avoir rien compris à l’immense rassemblement de juin : 40 millions dit-on, pendant que les Frères revendiquent 30 millions pour leur manifestation de soutien au président destitué. Une bataille de chiffres dont Bassem Youssef s’est aussi largement moqué vendredi, en prenant sa calculatrice pour ajouter tous ces records : « il faut en conclure qu’il y a des imbéciles qui ont soutenu les deux camps » conclue-t-il d’un air benêt.

Le gouvernement a confié à un juge la préparation d’une loi liberticide pour interdire les manifestations et suspendre le droit de grève. Si vous dîtes à un égyptien que cela ressemble furieusement à la dictature de Moubarak, voire à celle de Nasser, vous provoquez immédiatement une réaction convenue. Cela n’a rien à voir, aujourd’hui la patrie est en danger, il faut reconstruire le pays et le purger des Frères qui ont mélangé la religion et la politique et se sont compromis avec des « puissances étrangères », vous affirment ceux qui ont voté pour eux aux législatives ou à la présidentielle, récitant le bréviaire dont toutes les chaînes de TV les abreuvent. Le discours officiel ressemble étrangement à celui de Bachar el-Assad et d’ailleurs les palestiniens comme les syriens sont régulièrement pris à partie. Certains de ceux qui ont fui les bombardements aveugles, la torture, le siège de leur ville,  la famine organisée, et la misère totale dans leur pays, finissent leur exode dans les prisons égyptiennes.

2013-10-25 15.05.16Enfin le projet de constitution en cours de rédaction prévoit, pour boucler ce patriot act à l’égyptienne, de redonner aux felouls le droit de participer à la vie politique du pays, tout en maintenant le budget de l’armée au-dessus de la constitution.

Si l’on n’aborde pas directement les questions politiques et que l’on interroge les gens sur leur vie quotidienne, on prend la mesure de la situation. Il y a encore moins de travail qu’avant, le tourisme est au point mort (je suis venue dans un avion aux trois-quarts vide), les salaires stagnent (malgré une promesse d’augmentation des fonctionnaires en janvier prochain), la course au logement continue, les transports fonctionnent de plus en plus mal (certaines stations de métro sont encore fermées, la ligne de train Nord-Sud ne fonctionne qu’épisodiquement, et on est jamais sûr d’arriver au terminus) et le trajet en microbus a augmenté. Au bout du compte, le sentiment commun le plus largement partagé par les égyptiens est l’épuisement. On est « fatigués » de tous ces événements, les Frères ont été incapables de gérer le pays, on veut pouvoir travailler, avoir la sécurité, avoir de quoi manger. « Pain, liberté, justice sociale » était le slogan de la révolution : trois ans plus tard, les égyptiens semblent prêts à abandonner la liberté et l’espoir de justice sociale pour pouvoir manger. Il y aurait de quoi consterner tous les peuples de la planète pour qui l’Egypte avait soulevé un espoir immense.

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Mais attention : surfer sur la misère pour provoquer le renoncement de tout un peuple engage pour le moins les auteurs d’une telle manoeuvre. Sissi a beau charmer de sa belle voix toutes les dames du pays, dit-on, il va falloir quelques résultats tangibles dans l’assiette des égyptiens pour que cet état de grâce se poursuive. Il n’est pas sûr du tout que l’armée, le plus gros patron d’Égypte, ait l’intelligence de se lancer dans une véritable politique sociale, ni même de seulement compenser la disparition de l’aide sociale que fournissaient les Frères. Il y aura bien encore quelques attentats islamistes contre des églises pour relancer la haine interconfessionnelle, et s’il le faut, on les organisera (comme en 2010 à Alexandrie). Mais l’histoire a montré que les ficelles s’épuisent, à trop tirer dessus. Il est par ailleurs impossible d’éradiquer une Confrérie qui rassemblait au bas mot 3 millions de membres, 5 en comptant les sympathisants. On ne peut pas mettre 3 millions de personnes en prison, et, c’est la différence avec Bachar, les circonstances ne sont tout de même pas favorables à une extermination totale.  Difficile de prédire dans ces conditions quel 2013-10-26 21.00.38compromis politique ce pays va pouvoir construire, puisque l’idée même qu’il faudra obligatoirement un n’a pas droit de cité.

L’Égypte paye donc au prix fort le fait de ne pas avoir eu le temps de construire une troisième voix politique. Il est clair que les anciens partis d’opposition n’ont pas su, pas plus que les nouveaux, se transformer pour accueillir, former et organiser les jeunes militants qui ont découvert la vie politique il y a peu. ElBaradei qui semblait le mieux placé pour rassembler une partie de la jeunesse n’en a pas eu la volonté, ou le charisme. On peut seulement lui reconnaître d’avoir eu l’honnêteté de démissionner de ce

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gouvernement à la veille du massacre du mois d’août. L’avenir immédiat est donc sombre mais la partition égyptienne n’en est qu’à ses premières années et le pays est plein de ressources. Sa plus grande richesse est sa jeunesse, ouverte sur le monde entier et qui ne va pas se satisfaire du nationalisme étriqué qu’on lui offre aujourd’hui en guise d’identité. Les chars qui contrôlent le centre ville ne règlent rien à leur problème. Comme le dit ce tag sur le mur d’une banque, plagiant l’ancien slogan « la révolution continue » : « le chaos continue ».

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