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Coup de force

17 décembre 2011

Samedi : 13h. Atmosphère insurrectionnelle au centre ville. La place Tahrir est entièrement encerclée de cordons de la police militaire, et de la sécurité centrale. Au loin, depuis la rue Talaat Harb, on voit rutiler les casques militaires et en toile de fond, une épaisse fumée noire provenant des tentes qui étaient plantées sur le rond point (essentiellement les familles des blessés de la révolution). Les militaires les ont incendiées et ont roué de coups leurs habitants.

En retrait, sur la place Talaat Harb, des jeunes sont amassés et discutent des événements de la nuit tout en surveillant les événements de Tahrir au loin. Les rues sont pleines, malgré la violence toute proche, de gens qui commentent les derniers déroulements. Je croise deux femmes voilées, la cinquantaine, plutôt classe moyenne. Elles sont en pleurs. Elles viennent d’assister par hasard à un échange de coups de feu : des jeunes sont tombées à côté d’elles. Elle n’en reviennent pas « l’armée tue le peuple ! ».

Un jeune passe à côté de moi et me dit « Il faut que tu regardes sur internet : ils battent à mort les gens ». Effectivement, les images ne manquent pas, comme ce film qui vient d’être mis en ligne et ces témoignages (en arabe). Le vieux serveur de mon café préféré, plutôt réservé d’habitude, m’apporte le café en me glissant avec un clin d’œil « l’armée au service du peuple ! ».

Plus près du cordon de militaires, des badauds et des indics commentent les évènements sur un autre ton. « On avait la démocratie et les élections ne sont pas finies que ça recommence ! », dit l’un d’eux. Immédiatement les jeunes autour protestent : ce ne sont pas les manifestants qui ont commencé, l’armée frappe et tue sans raison. Y compris, dit l’un d’eux, on pouvait déloger les « campeurs » sans en arriver à une telle violence. Deux jeunes filles voilées prennent la parole vivement pour défendre les manifestants et condamner le rôle de l’armée. « 6 avril ! », leur balance le vieux, sur le ton de l’insulte.

Hier soir, vers 22h, l’atmosphère était déjà survoltée, sur place et dans la rue Qasr el-Einy qui part vers l’Assemblée Nationale. Il était difficile d’y comprendre quelque chose étant donné la diversité des témoignages. Mais les récits détaillés dans la presse de la nuit et du matin précisent les choses. En bref, dès vendredi matin vers 4h, l’armée a attaqué le sit-in des jeunes qui réclament le départ de l’armée devant le Conseil des Ministres. Jets d’eau sur leurs tentes improvisées puis coups de bâton. Les jeunes ont répliqué avec des jets de pierre. Sont arrivés ensuite des voyous que de nombreux témoins ont vu sur les terrasses du bâtiment, qui on jeté des armoires métalliques et des morceaux de carrelage sur les manifestants. La complicité de ces voyous et de l’armée ne fait aucun doute pour les journalistes du Masry al-Youm par exemple qui étaient présents (version arabe beaucoup plus complète). Les forces de l’ordre ont ensuite ouvert le feu sur les manifestants qui sont venus en renfort et remplissaient l’avenue Qasr el-Einy hier soir. Bilan : 8 morts et 300 blessés.

Les organisations des jeunes de la révolution étaient déjà sur le qui-vive depuis l’affaire de mercredi dernier. Les militants qui campent depuis novembre avaient reçu un repas d’origine inconnue, apporté par une femme portant niqab. Deux ou trois heures plus tard, une quarantaine d’entre eux partaient vers l’hôpital, empoisonnés, et la ronde des ambulances se poursuivait encore vers 22h lorsque je suis rentrée du boulot.

Le nouveau premier ministre Ganzouri qui avait, lorsqu’il a prêté serment, affirmé que son gouvernement n’attaquerait pas les manifestants, affirme dans sa déclaration de presse aujourd’hui que justement, l’armée est intervenue pour « protéger la révolution » à laquelle il reste fidèle, et qu’il veut défendre contre la « contre-révolution », ce qui est tout à fait crédible de la part de cet ancien ministre de Moubarak.

A l’heure actuelle l’Institut de Géographie d’Égypte, qui jouxte l’Assemblée Nationale, est en flammes. Je ne sais pas l’étendue des dommages mais sa bibliothèque renferme l’original de la « Description d’Egypte » faite sous Napoléon et de très vieux ouvrages…

De nombreux tweets font état de représailles envers les journalistes et de confiscations des caméras qui filment les événements depuis plusieurs jours. Des appartements qui donnent sur la place sont fouillés. La mosquée hôpital a aussi été attaquée par les forces de l’ordre.

Les partis politiques ont déclaré dans la presse du jour que les pratiques du gouvernement sont exactement les mêmes que celles du régime déchu. On ne peut pas dire à moins. Si l’armée a réussi un coup aujourd’hui, ce n’est sûrement pas un coup de pub, étant donné le nombre de gens de tous les milieux, qui condamnent ses actions ce soir. Mais c’est peut être un coup de force durable.

15 commentaires leave one →
  1. yassine permalink
    23 décembre 2011 21:22

    Au sujet du poids de l’armée dans l’économie, il y a cet article aujourd’hui :

    http://www.jadaliyya.com/pages/index/3732/the-army-and-the-economy-in-egypt

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  2. snony permalink*
    18 décembre 2011 22:51

    Excellent reportage d’un journaliste du Point http://www.lepoint.fr/monde/au-caire-55-minutes-chez-les-moukhabarat-18-12-2011-1409728_24.php

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  3. cdrhum permalink
    18 décembre 2011 20:47

    Encore une fois : MERCI Sylvie pour tes témoignages et tes analyses ! Ton blog devient une pièce rare dans le merdier de désinformation dans lequel nous moisissons.
    Prends soin de toi…

    Je relaie…

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  4. 18 décembre 2011 6:39

    oui l’Egypte n’en n’a pas fini d’être à feu et à sang et on en pleure, mais on ne partira pas, la Grande Armée doit partir. Je suis triste pour la fiancée dont le Futur est tombé dans la rue et qui hurlait en plein magasin hier, pour celui qui avait mis de côté ses liens familiaux et professionels et dont la tente a été brûlée, pour le médecin de notre organisation d’aide aux blessés qui a été empoisonné, vandalisé, emprisonné. Et peur que cela reprenne de plus belle…

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  5. snony permalink*
    17 décembre 2011 22:01

    Manifestation ce soir à al-Azhar : si je comprends bien « c’est le pouvoir militaire qui partira »

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  6. jean permalink
    17 décembre 2011 21:39

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  7. jean permalink
    17 décembre 2011 21:33

    Et l’hypothèse selon laquelle le régime se sentirait autorisé à écraser la jeunesse est-elle écartée ? Ils ont sans doute fait le calcul des dégâts produits par la répression…

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  8. jean permalink
    17 décembre 2011 21:28

    Les masques tombent, et je pense que ces images où les militaires frappent clairement pour tuer resteront gravées dans le mémoire des égyptiens qu’on ne reprendra pas de si tôt à faire confiance à leur soldats. Voilà qui va tout changer, mais comment ?

    Il nous faudrait un focus sur cette armée, car c’est à la fois la clef et le grand mystère, ce qui fait que les soldats acceptent ou non de réprimer. Sait-on qui sont les militaires sur ces images ?

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    • snony permalink*
      17 décembre 2011 21:42

      La police militaire est ici une « armée spéciale » qui est compromise dans tous les mauvais coups contre la révolution depuis notamment l’enfermement d’une centaine de militants dans le musée du Caire en mars dernier. C’est elle qui a pratiqué la torture et les tests de virginité sur les jeunes militantes. Les commentaires que ses membres font pendant les combats trahissent une véritable haine des jeunes qui est sans doute cultivée au plus haut niveau.
      Certains ont été pris en photo vendredi, en train de compisser les manifestants et de leur faire des doigts d’honneur, une manière de signer la provocation. Les photos font le tour de la toile.
      Pour le reste de l’armée, on sait qu’elle a la main directement dans la caisse de l’économie du pays puisque pas une entreprise ne peut exister sans un général dans son C.A.. Elle est donc doublement intéressée au maintien de l’ordre établi. Mais une enquête parmi les rangs de la « grande muette » n’est pas chose aisée. Les rares officiers qui se sont démarqués des positions officielles et ont rejoint les manifestants soit sont morts, soit enfermés dans des prisons militaires sans qu’aucun contact avec eux ne soit possible…
      Les chefs n’ont aucun doute sur leur propre maintien au pouvoir et doivent donc avoir des assurances internationales de ce côté là.

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  9. snony permalink*
    17 décembre 2011 20:22

    reportage en anglais d’al-Jazeera, sans équivoque
    http://www.aljazeera.com/news/middleeast/2011/12/20111217103526393990.html

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  10. Martinez permalink
    17 décembre 2011 19:18

    Merci pour nous permettre de suivre les événements « en direct » et l’analyse est toujours pointue. Inquiétude pour ma part…

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  11. henriplande permalink
    17 décembre 2011 19:02

    Oui, je suis d’accord avec toi Virginie … quelle merde !

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  12. snony permalink*
    17 décembre 2011 18:06

    Joseph Mayton, journaliste américain et rédacteur en chef de Bikya Masr a été arrêté ce matin et frappé. Il est détenu à l’intérieur du bâtiment du Conseil des ministres avec d’autres personnes (une douzaine)
    http://bikyamasr.com/51019/update-egyptian-military-arrest-and-beat-american-journalist-joseph-mayton/

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  13. 17 décembre 2011 18:02

    Quelle merde!

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  14. henriplande permalink
    17 décembre 2011 17:57

    Merci pour l’éclairage donné sur cette situation si complexe. On comprend que la révolution égyptienne n’est, c’est bien évident, pas terminée, et, peut-être, à peine commencée.

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