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Le roi nu

22 novembre 2011

Cela fait quatre jours que je résiste à une pression éhontée de mes lecteurs : que se passe-t-il en Egypte ? Pourquoi ce silence ? Outre le fait que je ne suis pas blogueuse à temps plein j’avoue que si je n’ai pas réussi à mettre une ligne en ligne, c’est parce que je ne comprenais pas grand chose aux événements. Comment la bascule s’est-elle produite, entre la manifestation spectaculaire des Frères Musulmans et des salafistes de vendredi, et l’immense rassemblement de ce soir à l’appel de 38 organisations ? Je pense que la question pourrait faire l’objet d’une thèse de 3ème cycle en histoire contemporaine. C’est une façon de dire que les récits y compris factuels que j’ai pu lire dans la presse et sur le net me semblent souvent douteux, même basés sur des témoignages, car ceux-ci sont souvent très contradictoires.

Vendredi les Frères et les salafistes appelaient à une manifestation dès le matin, sur la place où ils ont fait la prière ensemble. Les effectifs étaient imposants et évalués par la plupart des observateurs à 200 000. Le nombre de personnes portant une pancarte du hezb el-nour (l’un des partis salafistes) était particulièrement …. désolant.

En y regardant de plus près on se rendait compte qu’un bon nombre de ces porteurs de pancartes n’étaient pas franchement spontanés : silencieux lorsque les leaders scandaient les slogans, l’air un peu perdu de gens qui ne savent pas trop pourquoi ils sont là. Quand on sait comment les cheikh salafistes font la loi dans les quartiers les plus déshérités, on peut penser que ces manifestants ont été « sollicités » pour venir faire nombre.

La pancarte du parti salafiste ci-dessus met en cause la charte supra-constitutionnelle que le vice-premier ministre Al-Selmy a sorti de son chapeau la semaine dernière (« non aux principes supra-constitutionnels et oui à la volonté populaire »). Les motifs de la mise en cause de cette charte par les partis islamistes ne sont sans doute pas les mêmes que ceux des partis libéraux, ou des organisations des jeunes de la révolution (voir cet article un peu confus dans l’Hebdo). La charte par exemple, assure une confidentialité et une immunité au budget de l’armée qui ne pourra pas être révisé par le parlement. Rien que ça !

A partir de midi les jeunes sont arrivés sur la place, mettant en cause de façon nettement plus directe le pouvoir militaire, et réclamant (comme les islamistes d’ailleurs) le départ de l’armée du pouvoir en avril 2012 au plus tard. Le badge « Non aux tribunaux militaires pour les civils » ou les affiches comme celle-ci (« Non au pouvoir militaire ») ont fleuri un peu partout. Une mise au cause aussi claire et publique était jusque là impensable.

La suite, je ne l’ai pas en images puisque je n’y était pas (al-hamdulillah) mais quelques télévisions indépendantes ont braqué leurs caméras sur la place, à partir du moment où la police a attaqué les manifestants qui avaient décidé de rester passer la nuit (contre l’avis des organisations). Il y avait là des jeunes de la révolution, des militants des organisations de jeunes, des salafistes et aussi des membres des familles des blessés de la révolution qui réclamaient des indemnités. Sans doute aussi des gens qui ne rentrent dans aucune de ces catégories. Dans la journée de samedi, les vapeurs lacrymogènes sont parvenues jusque dans ma rue, provoquant des mouvements de foule dans la rue T. Harb. Des gens affirmaient qu »ils y avaient aussi des jets de pierre dans toute la rue et des snipers sur les toits. Mais personne ne pouvait dire qui se battait avec qui. On mettait en cause les salafistes fauteurs de troubles, ou bien les jeunes qui ne savaient pas respecter le processus électoral. La confusion était la plus totale.

La bascule dans la nuit de samedi à dimanche, puis de dimanche à lundi, a sans doute à voir avec l’horreur des images qui ont été diffusées sur les chaînes indépendantes et sur le net, montrant l’ampleur de la répression. Le bouche à oreille, les tweet et les sms ont fait le reste. La violence de la répression a induit une logique que plus rien ne semble pouvoir arrêter.

L’armée a-t-elle commandité le massacre de trop ? Le souvenir de Maspéro était souvent évoqué dans le rassemblement de lundi soir (photo ci-contre), haut en couleur, mélangeant toutes les catégories sociales.  En tous cas ce retournement de l’opinion publique – dont les Frères ont fait les frais puisque leurs orateurs ont été chassés de la place lundi soir, en raison de leur appel à cesser les manifestations- a engendré deux phénomènes dont je sais toujours pas les liens exacts qu’ils entretiennent : des rassemblements pacifistes de plus en plus massifs sur la place, et des combats de rue qui, depuis dimanche, n’ont plus lieu sur la place mais dans les rues autour et mettent aux mains des policiers – dont les officiers affirment qu’ils protègent le ministère de l’intérieur des projets d’une mise à sac par les combattants-, et des jeunes que les media appellent manifestants aussi bien ici qu’à l’étranger, et qui n’ont pas de porte-parole à proprement parler.

On peut passer, depuis dimanche, une journée sur la place Tahrir sans voir le moindre uniforme, et ne connaître de la réalité des combats dans les rues adjacentes, au Sud de la place, que la présence des blessés qui viennent se faire soigner dans les hôpitaux de fortune qui occupent tous les trottoirs de la place (j’en ai compté 5 aujourd’hui, alors qu’au plus fort des événements de février ils n’étaient que deux). Il faut ajouter l’odeur des gaz, omniprésente dans le centre ville, odeur particulièrement irritante et nocive qui soulève de nombreuses interrogations quant à leur composition chimique.

Les jeunes qui reviennent « du front » trouvent sur la place des soins médicaux et du réconfort. Mais, curieusement, les slogans qui sont scandés sur la place ne sont pas centrés sur le soutien à ces jeunes qui viennent par dizaines risquer leur vie dans un combat avec la police dont personne ne sait quel sera le terme. Lorsqu’on se poste dans la station de métro Tahrir, on voit des ados (voire des pré-ados) arriver par groupes, de différentes banlieues, qui se dirigent en criant pour se donner chaud au coeur vers la sortie M. Mahmud, celle vers laquelle les autres manifestants ne vont pas. D’autres redescendent épuisés, blessés, suffocants. Des volontaires soignent leurs yeux en pulvérisant des calmants qui ne sont, je crois, que du lait dilué (ces photos datent de lundi soir).

Qui sont les jeunes qui se battent dans les rues d’à côté ? Les marques sur leurs visages enduits de crème anti-brulûre les rend facile à reconnaître. Lorsqu’on les interroge sur leurs motivations les réponses sont variées : « j’y vais pour défendre la révolution » ou « j’y vais pour casser du flic »,  les deux réponses n’ont pas la même valeur à nos yeux. Mais un ami me fait remarquer que si on est un adolescent égyptien, pour qui le mot « avenir » n’a même pas de sens, et qui voit les forces de l’ordre répondre par cette sanglante répression à l’espoir de changement du pays, les deux phrases ont, en pratique, le même sens.

Dans le Masry al-Youm d’aujourd’hui (version papier, en arabe), Alaa al-Asswani écrit un long et bel article auquel j’ai emprunté le titre : « Je vois un roi nu » où il évoque le conte d’Andersen et la lecture qu’il permet de faire des événements de ces derniers jours. Selon lui, le CSFA, depuis la démission de Moubarak, « a eu l’occasion, à travers de multiples décisions, de provoquer la division parmi les égyptiens, de les opprimer et par ailleurs de se rallier des hommes politiques ou des partis qui agissent par peur ou par flagornerie ». Mais les seuls qui sont restés fidèles à la révolution sont les jeunes qui l’ont initiée d’abord et défendue ensuite. Ces jeunes, tel l’enfant du conte, « n’ont pas peur de dire au roi qu’il est nu ». Car ces jeunes qui ont décidé de ne plus avoir peur « n’ont aucune avidité politique : ils ne veulent rien d’autre qu’un pays libre, fort et respecté ».

Alaa, qui écrit cet article depuis la France où il a appris le nouveau massacre sur la place Tahrir, crie sa colère et sa tristesse mais rappelle aussi quelques vérités historiques. Le CSFA faisaient totalement partie de l’ancien régime : le maréchal Tantawi, si décrié dans les manifestations, était le bras droit de Moubarak pendant des années. Depuis le 12 février,  c’est lui qui a en main le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Tout ce qui s’est déroulé depuis est donc de son entière responsabilité et la révolution ne peut endosser les crises qui ont suivi : les problèmes d’insécurité liés aux nervis de l’ancien régime, la hausse des prix, l’effondrement de l’économie, celle du tourisme… Par ailleurs le CFSA a poursuivi depuis 9 mois une violente politique de répression. Alaa rappelle que les policiers qui ont été accusés de meurtres pendant les 18 jours de révolution n’ont pas été poursuivis par la suite, mais que dans le même temps des milliers de jeunes ont été traduits devant des tribunaux militaires d’exception qui les ont condamnés à des années de prison. De plus, le CFSA a refusé de faire le ménage parmi les responsables de l’ancien régime, de poursuivre les responsables de la corruption. Il poursuit les Jeunes du 6 Avril pour des financements illicites, accusations qui se sont avérées sans fondement, alors que les Frères et les salafistes dépensent des sommes colossales pour leur campagne électorale sans jamais être interrogés sur l’origine de ces fonds.

Enfin et surtout le peuple égyptien a perdu toute confiance en la justice du CSFA : celui-ci frappe, tue, emprisonne. Après chaque crime, il annonce la création d’une commission d’enquête dont personne n’a lu les rapports. En poursuivant cette politique, conclut Alaa, le CSFA a reconduit l’ancien régime. Mais ce qu’il n’a pas compris, c’est que les égyptiens se sont libérés de la peur et qu’ils iront jusqu’au bout de leurs exigences de démocratie : l’Égypte ne reviendra pas en arrière. (fin de citation)

De fait, l’opinion des égyptiens a basculé ces derniers jours, de façon massive. Le naïf  slogan « Le peuple et l’armée, une seule main » a fait place mardi à un slogan unanime « Le peuple veut la chute du mouchîr (le maréchal Tantawi), (voir video). Le processus électoral que le maréchal veut maintenir perd chaque jour un peu plus sa légitimité (qui était déjà faible compte-tenu de sa préparation). Les partis politiques qui le soutiennent dans cette démarche ont peu de crédit parmi les manifestants. Les conditions d’une situation insurrectionnelle durable semblent réunies.

Post scriptum : Comme tout finit en chanson en Égypte, même dans les pires situations, voici celle qu’ont entonnée deux jeunes à côté de moi mardi.

9 commentaires leave one →
  1. Marie Girod permalink
    28 novembre 2011 23:14

    merci pour ce recit 🙂
    ps : le lait melange A l eau, c est en realite du Zantac dans de l eau.

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  2. tcarrere permalink
    25 novembre 2011 17:10

    Pour ma part, j’ai laissé une Egypte couleur de miel il y bien des années de cela (1985) et ce que je peux en percevoir depuis maintenant presque un an ne me renvoie que ce que je perçois du monde en général : le désarroi le plus total face à un pouvoir quel qu’il soit ou plus personne ne trouve sa place pour exister en tant qu’individu, groupe social, ethnique ou religieux.
    Loin de me bercer avec les illusions transfusées qui ont été les miennes lors de mon immersion Egyptienne ou mon chemin n’a certainement pas croisé assez les regards des gens en peine, l’on sentait déjà que la vie ne s’écoulait que sur un élan aux relents colonialistes vieillissant et les collecteurs de cartons et chiffons en tous genres n’étaient encore à percevoir que comme de l’exotisme…

    Les revendications sont tellement diverses et communes à la fois en bien des lieux de ce monde, que l’on ne sait ou porter regard et attention et encore moins pour qui et pour quoi prendre parti.

    Quand un monde s’écroule, se sont toujours ses plus beaux et plus anciens piliers qui cèdent les premiers et le reste suit comme un château de cartes…

    Je pleure tous ces peuples aux cultures millénaires corrompus par les marchands d’armes, de pétrole et de nucléaire à qui l’on a inoculé siècle après siècle le poison indicible et sournois d’un faux espoir d’indépendance.

    Foutaises et balivernes, l’être simple qui cultive sa terre et fait vivre sa famille au bord du grand fleuve s’éteint dans la peine et la douleur en regardant ses enfant partir à la ville et se fondre dans la masse mouvante des âmes perdues.

    Le combat de tous ces peuples pour pouvoir se retrouver une âme me broie le cœur et les entrailles et l’Europe avec un si petit ‘‘E’’ commence à sentir ses flancs léchés par ce raz de marée.

    Surtout gardons courage et passion de cette vie qui nous est donnée à tous ou que nous soyons… sur les trottoirs de Manille ou d’Alger…(Sic..). Je pense qu’il est enfin temps de se sentir HUMAINS avant toute chose même si le pressoir politique et social nous pousse de plus en plus au bord de la falaise pour nous faire apercevoir la hauteur de la chute…
    N’oublions pas que ceux qui nous poussent sont encore plus haut et ont tout a perdre dans leur déclin et que notre falaise n’est pas plus haute et dure à franchir que le premier pas et le premier souffle de notre vie.

    Notre vie nous appartient et je me sens si respectueux de ces miliers d’âmes qui jour après jour se battent non seulement pour se garder en vie mais aussi pour simplement dire J’EXISTE quitte à en mourir.

    Les mots me manquent tant pour hurler ma douleur et mon espoir.

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  3. El SHEREI Seham permalink
    25 novembre 2011 14:56

    la complexite de notre situation et la sourde oreille du CSFA mèneront notre pays, l’Egpte, au desastre

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  4. KAMEL permalink
    24 novembre 2011 16:30

    helowai je peux t’expliquer ce que tu comprends pas

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  5. 24 novembre 2011 11:36

    Merci Sylvie ! Encore une fois, tu nous donnes des éléments d’information et de réflexion dont nous manquons (et pour cause ? !) beaucoup actuellement, notamment en France. Bon courage dans ton boulot et dans celui de blogueuse bénévole !
    CD

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  6. Marie permalink
    24 novembre 2011 0:43

    Merci Snony, loin de l’Egypte mais toujours au plus près de l’info sur la question. Ton regard aigu et perçant est irremplaçable d’où je suis.
    Merci

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  7. 23 novembre 2011 19:14

    Même si tout n’est pas clair, ton article permet quand même de comprendre un peu ce qui s’est passé et ce qui est en jeu. Ce qui me manque, c’est une histoire du mouvement salafiste et une analyse de sa stratégie aujourd’hui. Tu as une idée où trouver ça?

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  8. 23 novembre 2011 18:52

    Quelle description des évènements et de leur enchainement et quelle analyse de la situation égyptienne présente !!!
    La lecture de cet article permet de mieux comprendre l’incompréhensible ou, au moins, la complexité de ce mouvement pour une part organisé et pour une part spontané s’ancrant dans le courage d’un peuple opprimé, sa volonté de justice et sa juste colère.

    Encore merci

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  9. snony permalink*
    23 novembre 2011 17:52

    Une analyse intéressante sur le blog http://www.arabist.net/blog/2011/11/22/tahrir-what-next.html

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