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Tahrir, la rentrée

10 septembre 2011

Cela faisait plus d’un mois que la place Tahrir était tenue par des bataillons de la « Sûreté Centrale » ou de la police militaire (voir reportage de Josiane en ligne). Les forces de l’ordre avaient chassé début août les insurgés qui tenaient là une agora permanente avec campements et rassemblements quotidiens tout au long du mois de juillet. Depuis, Ramadan aidant, la révolution semblait avoir appuyé sur le bouton pause… Mais hier, une trentaine d’organisations appelaient à un rassemblement « pour remettre la révolution sur la bonne voie » et, dès jeudi soir, les forces de l’ordre ont abandonné la place aux premiers manifestants.

Vers 11h du matin, celle-ci commence à se remplir et la journée promet d’être chaude : les reporters règlent leur caméra, les chalands empilent les cartons d’eau, les marchands de T-shirt sortent la collection d’automne, et les militants des différents partis et mouvements se postent aux entrées de la place pour distribuer leurs tracts ou accrocher leurs pancartes.

Un jeune homme donne une interview à la presse, où il est abondamment question de la poursuite des atteintes aux libertés d’expression, des tribunaux militaires qui viennent de condamner à nouveau un blogger à trois ans d’enfermement, de la mascarade du procès Moubarak où les témoins supposés « à charge » prennent de fait la défense du raïs déchu. Il est aussi question d’Israël et de l’insolence avec laquelle ses représentants ont refusé de présenter des excuses à l’Égypte, après les incidents à la frontière qui ont coûté la vie de 5 soldats. Mais on ne peut pas dire que cette dernière question (qui est à l’origine des incidents en fin de soirée, devant l’ambassade d’Israël) était au cœur des revendications de la journée : elle était même particulièrement absente.

Ce qui mobilisait les jeunes ce sont surtout les atteintes à la liberté. Ceux sur la photo ci-contre arrivent vers 15h, en cortège, de la rue Talaat Harb avec une banderole « Non aux tribunaux militaires ».

D’autres cortèges se formeront durant l’après midi pour défiler dans les rues avoisinantes en criant « liberté » ou « à bas le pouvoir militaire ».

Rue Mohamed Bassiouny, un gros groupe (ci-dessous) dont certains membres portent le drapeau rouge du jeune Parti de l’Alliance Populaire et Socialiste (hezb al-tahâluf  al-sha’abî al-ishtirâkî) défile autour d’un camion porteur d’une énorme sono, suivi d’un groupe électrogène de chantier, les deux reliés par le câble électrique dont un manifestant ajuste la longueur en fonction de la distance qui sépare les deux véhicules (sécurité made in Egypt).

Sur la place qui s’est sérieusement remplie vers 14h, les distributions vont bon train, et les papiers sont souvent lus avec attention. Le parti socialiste distribue un tract ayant pour titre « la révolution est en danger, mettez-vous en mouvement pour la sauver ». Le texte rappelle en conclusion les revendications de la révolution qui ne sont pas satisfaites « le pain, la liberté et la justice sociale ». Le papier distribué par le parti communiste a la même tonalité mais il détaille les problèmes : « loi criminalisant les rassemblements, pratiques des polices civile et militaire, hausse des prix, hausse du chômage, refus du salaire minimum à 1200 L.E., soutien permanent au capitalisme au détriment du peuple de la pauvreté grandissante ». Suit une diatribe contre le Conseil Suprême des Forces Armées dont les membres sont les « fils de Moubarak », une accusation que l’on retrouve sur ce calicot qui trône au milieu de la place (« Yalla égyptien, sors de ta maison, Tantawi c’est Mubarak »). La photo du général est entourée de celle des journalistes, éditeurs, directeurs de revue, rédacteurs en chef  qui sont, ou ont été, derrière les barreaux.

Le tract du parti des travailleurs démocratiques a pour titre : « À bas le pouvoir militaire » et réclame l’arrêt immédiat des jugements de civils devant les tribunaux militaires, l’abolition de la loi criminalisant les grèves et les rassemblements, l’établissement d’un Smig à 1500 L.E. et la modification de la loi électorale.

Le parti de la « renaissance égyptienne » qui est un des partis dissidents (il y en aurait 5 ou 6 à ce jour) de la Confrérie des Frères Musulmans affirme lui aussi : « La révolution est en danger et notre avenir est en danger ». Il énumère une liste de questions ingénues : pourquoi les prix augmentent-ils ? Pourquoi les citoyens se sentent-ils en insécurité ? Pourquoi n’a-t-on pas exclu tous les hommes de l’ancien régime ? Il s’interroge aussi sur l’indépendance des juges, celle d’al-Azhar dont le cheikh est vivement mis en cause pour sa participation à l’ancien régime. Les Frères Musulmans quant à eux n’avaient pas appelé à cette manifestation mais un tract anonyme format A3, écrit en corps 8, parsemé de versets du Coran, est distribué du côté du pont aux lions.

L’autre problématique omniprésente sur la place est celle des martyrs de la révolution, de l’indemnisation des blessés au « devoir de mémoire », si l’on peut dire, que cela entraîne. C’est à ce titre que les « Ultras » (prononcer oultrass) se sont invités, suite aux incidents qui ont émaillé un match de foot mercredi dernier. Des combats ont opposé non pas des supporters entre eux mais les supporters des deux équipes contre les policiers de la Sûreté Centrale (amn al-markazî ex Sûreté Nationale). Le bilan selon le « Masry al-Yaoum » de jeudi qui rapporte les chiffres officiels, serait de 130 blessés dont 94 parmi les rangs des forces de l’ordre (ne souriez pas). La cause des affrontements est très confuse mais dès le lendemain, les supporters de l’équipe Ahaly (les « Ultras ») ont appelé à se joindre à la manifestation de ce vendredi. Leur banderole immense, traverse la partie centrale de la place et rappelle que ces supporters musclés ont participé au plus fort des combats de janvier et février derniers (voir post ici en anglais) « Nous avons libéré notre pays des criminels et les Ultras ont contribué au prix de la liberté ».

On le voit, les préoccupations de tous ces manifestants n’étaient pas vraiment la situation internationale, ce que me rappelle un ami égyptien hier soir au téléphone : « On n’a pas fait la révolution pour les problèmes avec Israël ou pour libérer la Palestine. Même si bien sûr, on condamne ce que fait Israël, ce n’est pas pour ça que 850 jeunes sont morts pendant la révolution ! ». L’opération de destruction, hier soir, d’un mur ô combien symbolique par d’autres manifestants ne manquera pas d’avoir un immense succès dans le monde arabe, meurtri depuis des décennies par l’impunité dont jouit l’état hébreux.

Elle apparaît pourtant, au moins à certains révolutionnaires, comme un rapt. De fait, la presse mondiale ce matin évoque à peine la manifestation d’hier dont le succès n’était pourtant pas garanti. Le gouvernement israélien ayant en ce moment autant intérêt que le gouvernement égyptien à détourner l’attention de son peuple des problèmes intérieurs, cette « chute de mur » risque de provoquer une tempête diplomatique et médiatique bien au-delà de l’incident de départ. D’où la question (à laquelle je n’ai pas de réponse) : qui étaient les manifestants de Dokki ?

11 commentaires leave one →
  1. 14 septembre 2011 22:40

    il parait qu’on remet ça vendredi place Tahrir ! Comment vont réagir ces messieurs galonnés ???

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  2. Louise permalink
    11 septembre 2011 14:12

    Merci pour votre témoignage, Zeinobia évoque aussi plusieurs lieux :
    http://egyptianchronicles.blogspot.com/2011/09/regarding-israeli-embassy-and-clashes.html

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  3. Veyssier Laurence permalink
    11 septembre 2011 11:11

    merci pour votre témoignage, qui, en effet, contraste avec l’information donnée en France par les médias.
    Laurence Veyssier

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  4. 11 septembre 2011 11:09

    l’exact compte rendu de cettejournée presque passé sous silence par les médias françaises ,et c’est bien dommage.
    le scoop étant l’attaque de l’ambassade !
    comme toi je me demande qui étaient ces manifestants ?supporters de foot ? bataglis? JEUNES manipulés ,?????

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  5. Sylvie Bégué permalink
    11 septembre 2011 9:48

    Effectivement, les média sont loin de nous préciser tout ça. Merci beaucoup, de me permettre de rester en contact avec la réalité égyptienne.

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  6. kristof permalink
    10 septembre 2011 23:33

    juste, tellement juste, la jeunesse Egyptienne semble encore giter sur le radeau piloté par l’armée… au milieu du Nil.

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  7. 10 septembre 2011 19:53

    Encore de précieuses informations … dont on ne dispose pas en France. D’après les informations écoutées ce matin, tout est ramené aux évènements devant l’ambassade d’Israël qui serait, à en croire les journalistes de France Inter sur la place Tahrir. Merci pour ces témoignages.

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    • snony permalink*
      10 septembre 2011 19:59

      L’ambassade est de l’autre côté du Nil, dans le quartier de Dokki. J’ai aussi entendu dire que les manifestants seraient « partis de Tahrir »… Rien de ce que j’ai vu sur la place ne permet de confirmer cela.

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  8. 10 septembre 2011 19:36

    Merci pour ce compte rendu détaillé et documenté.
    À quoi fais-tu allusion avec « la destruction d’un mur » et « les manifestants de Dokki »? Excuse mon ignorance!
    En tous les cas, bravo et continue!

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    • snony permalink*
      10 septembre 2011 19:52

      Comme l’affaire passe en boucle sur tous les medias, j’ai fait effectivement une ellipse. Dokki est le quartier où se situe l’ambassade d’Israël et où des manifestants sont venus détruire le mur de protection érigé depuis la précédente manifestation. Cette première manifestation a eu lieu le 19 août je crois, pour protester contre l’attaque menée par Israël à Eilat, près de la frontière commune aux deux pays. Attaque au cours de laquelle 5 policiers égyptiens ont été tués en territoire égyptien.

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