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Nous sommes tous des égyptiens كلنا مصريين

12 février 2011

Place Tahrir : une banderole a fleuri dès le début de soirée, telle un bas d’écran d’une chaîne d’information :  « breaking news : le peuple a fait tomber le régime ! ».

Mais le slogan de la soirée, celui qui sort de toutes les poitrines, qui rallume des yeux pourtant épuisés par ces 20 jours d’insurrection : « liberté, nous sommes libres, nous sommes dignes ». Ce que des jeunes, rencontrés rue Talaat Harb, ont griffoné à la hâte sur un morceau de drap (ci-dessous) : « Je suis un citoyen égyptien libre ! ».

L’explosion de joie dans les rues du Caire vers 18h, ce vendredi 11 février est à la mesure des angoisses et des colères qui ont suivi le discours du président la veille : « Je reste » avait-il dit, risquant ainsi de plonger son pays dans un chaos indescriptible. Le nombre de manifestants présents sur la place jeudi pour accueillir ce message, et celui annoncé pour ce vendredi dépassait tous les records. Mais le pacifisme de ce mouvement et sa détermination ont surmonté cette dernière provocation du raïs. Ce sont des millions de personnes qui sont descendues dans les rues du Caire bien avant l’heure de la prière du vendredi.

Vers 19h, la rue et la place Talaat Harb sont bondées, la rue M. Bassiouny de même. La barricade qui protégeait la place encore en début d’après midi s’est transformée ce soir en une batterie géante (video). On tape sur les tôles en scandant « Masr! ». Je croise un jeune couple qui me prend à témoin en me montrant leur petite fille : « Elle, elle va vivre dans la liberté ! ». La joie, parfois mêlée de larmes, se lit sur tous les visages.

Il est clair que le nombre de ceux qui sont venus ce soir, fêter cette victoire, dépasse largement celui des manifestants, même celui des derniers jours. C’est aussi ce qui rassure sur la suite des événements. Au cas où l’armée penserait se libérer de l’engagement pris la veille, à satisfaire les revendications du peuple, – comme cela s’est déjà vu quelques fois dans l’histoire-, il sera très difficile d’inverser les gaz. C’est tout un peuple qui exige maintenant de construire une autre vie.

Je rencontre sur Hoda Shaarawi un homme qui porte encore sur le crâne les traces des combats contre les milices de Mubarak (celles que le raïs a « menacées » de punition dans son discours de la veille, après les avoir commanditées). Il n’a pas quitté la place depuis 18 jours, mais n’irait pour rien au monde se coucher maintenant. Je rencontre un autre jeune homme, qui a sous les yeux de curieux cernes très noirs et l’iris injecté de sang. Il m’explique : « J’ai été arrêté la semaine dernière, ils m’ont torturé à l’électricité ». Dans la soirée, un autre jeune homme nous montrera sur son portable une video de son amie qui a subi le même traitement : des électrodes sont placées sur chaque tempe, tout près des yeux. La jeune fille a les mêmes cernes et les mêmes yeux injectés de sang. Il faut préciser que les arrestations n’ont jamais cessé depuis le 25 janvier, y compris après les discours de Souleyman promettant la libération de tous les prisonniers politiques. Beaucoup de ces arrestations, comme celle du bloggeur de Human Rights Egypt il y a quelques jours, ont été faites par la police militaire, généralement le soir en prétextant la violation du couvre-feu.

Je croise sur la place des jeunes qui armés de pinceaux et de peinture acrylique, ont entrepris de mettre tout le monde aux couleurs de l’Egypte, et je ressors  de la rencontre avec une joue bariolée. Je suis congratulée, comme étrangère, d’être ici aux côtés du peuple égyptien. Il faut dire que la tension de ces derniers jours a réussi à chasser les derniers occidentaux présents.

La joie qui explose sur la place Tahrir, est à son comble quand je réussi à faire ce film vers 20h, après avoir tenté, en vain, de la traverser pendant une heure. Malgré l’euphorie généralisée, ce jeune lucide (à droite) brandit ce drapeau égyptien sur lequel il a écrit « Où est (à quand) le jugement ? ».

Il me faudra une heure pour parvenir de l’autre côté de la place, vers le pont aux lions, là où plusieurs « scènes » ont été installées et où des jeunes improvisent des chansons qui tricotent tous les slogans que cette place a pu entendre depuis trois semaines. Des immenses drapeaux sont soulevés par la foule (video) et la densité est telle qu’on se demande comment il n’y a pas plus de bousculades ou de malaises. Je vois plusieurs fois des barbus s’approcher de groupes qui sont en train de chanter les slogans recomposés pour leur lancer « Allah Akbar » que les jeunes reprennent plus ou moins vigoureusement, pour finir par repartir en chansons joyeuses.

Vers minuit sur la place, une « chenille » de jeunes sautillant de groupes en groupes entonne « On nettoie la place et on s’en va ! ». Et de fait, de nombreuses personnes attrapent des cartons, des poches plastiques et entreprennent un immense ménage, poursuivant l’élan citoyen qui n’a cessé d’animer ce mouvement depuis le début.

Dans mon périple de la soirée, j’ai parcouru presque systématiquement toutes les rues que j’ai vues auparavant plongées dans la violence. Celle de la police à partir du 28 janvier, puis celle des milices à partir du 2 février et enfin celle, insidieuse des gens de la rue, mes propres voisins, les gens du quartier, simples mais crédules qui avaient fini par gober les discours gouvernementaux contre les étrangers et nous invectivaient de façon à peine voilée pour le simple fait d’exister. Tourner la page avec ces images de liesse, même si elles n’effacent pas les blessés et les centaines de morts, était plus que salutaire.

Je ne sais pas si le fameux « devoir de réserve » frappe aussi le bonheur, mais j’avoue ne pas résister au plaisir de m’en affranchir. Certes, on ne sait pas exactement de quoi demain sera fait, mais l’espoir qui se soulève est immense !

25 commentaires leave one →
  1. 14 février 2011 22:27

    Merci ma belle pour ces superbes lignes ! comme toi j’ai jubilé ce vendredi soir et enfin je suis fier d’être égyptien !
    à très bientôt j’espère pour en parler de vive voix.

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  2. 13 février 2011 17:11

    Surtout, continuez à nous informer. Vous avez été privé d’Internet, nous nous sommes privés de nouvelles…

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  3. mokrane permalink
    13 février 2011 13:41

    mabrouk allikoum je suis algerienne

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  4. ludo permalink
    13 février 2011 13:08

    effectivement, c’est un prix bien gagné.
    surnom donné à cause de son sourire omniprésent sur les photos et révélant, selon les mauvaises langues, une intelligence bovine.

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  5. mdo permalink
    13 février 2011 10:01

    sylvie, merci.
    j’ai le plaisir de t’apprendre que ton excellent travail de blogueuse a remporté le prix 2011 « La Vache qui Rit » .
    tu as donc gagné ton poids en délicieux fromage.
    a consommer place Tahrir sur des hobz chauds, entourée de joyeux égyptiens LIBRES!!!

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    • snony permalink*
      13 février 2011 10:20

      🙂 Pour que tout le monde puisse en rire, il faut peut être préciser que la « Vache qui rit » est le surnom de Mubarak en Egypte et dans tout le monde arabe…

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  6. cimbron permalink
    13 février 2011 0:04

    L’addage: « le pot de terre ne peut rien contre le pot de fer », a pris sacrément du plomb dans l’aile

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  7. cimbron permalink
    13 février 2011 0:02

    Quel plaisir de voir ton sourire rayonnant à l’image de l’immense victoire de ce grand peuple!Même si presque tout reste à faire, rien ne sera plus comme avant et pas seulement eb Egypte.
    Même si ça n’est pas linéaire et que chaque peuple a son histoire et avance a son rytme,nous vivons là un grand tournant de l’histoire et tu y es en direct! Merci de tes commentaires et de t’être autant investie et mise en danger!

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    • snony permalink*
      13 février 2011 10:23

      Faut rien exagérer. Nos petits ennuis n’ont rien à voir avec les attaques qu’ont subi les égyptiens, les innombrables blessés par les milices, les torturés et les centaines de jeunes qui sont morts.

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  8. anne permalink
    12 février 2011 19:24

    Bonjour,

    Si on comprend bien, l’Ambassade de France exige des ressortissants français en Egypte d’adopter le comportement des touristes idiots qui viennent consommer de l’exotisme en ne réalisant même pas qu’il y a une révolution dans le pays où ils séjournent. Est-ce par solidarité avec certain(e)s d’entre eux?

    http://www.rfi.fr/moyen-orient/20110206-chercheurs-francais-pries-taire-egypte

    Devoir de réserve (euphémisme pour la boucler) pour des chercheurs, j’ai un peu de mal à suivre.

    Bravo à votre blog et à tous ceux qui sont de vraies sources d’informations.

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    • anne permalink
      12 février 2011 20:48

      euh, je pensais notamment à une touriste célèbre …Il est vrai qu’elle avait choisi une autre destination « de rêve » que l’Egypte pour ses vacances, mais il y avait aussi une « petite révolution »là bas pendant son séjour.

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    • naima permalink
      12 février 2011 22:14

      heureuse de te voir en bonne santé…………
      tu as la chance de partager cette joie avec les égyptiens…
      je t’embrasse.

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  9. Sylvie permalink
    12 février 2011 19:12

    Yallah Masr ! Merci pour ces images et ces mots ! On y est un petit peu grace à toi. bises.
    Sylvie & Elie (qui a suivi avec passion la révolution de son pays de naissance du haut de ses quatre ans).

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  10. 12 février 2011 16:40

    c’est bon la victoire ! mème si le travail ne fait que commencer !drot de reserve ,bof pour etre polie !
    « la citée idéale » etait encore debout aujourd’hui !

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  11. 12 février 2011 16:35

    Un grand pas a été franchi, formidable! Et bravo pour cet article qui nous mets une fois encore au coeur de l’événement.

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  12. Simobar permalink
    12 février 2011 15:51

    Merci beaucoup Sylvie pour ces chroniques qui nous ont fait comprendre de l’intérieur le drame puis la victoire du peuple égyptien! Vive la fin du « devoir de réserve »! Et vive les Égyptiens!

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  13. Rémé permalink
    12 février 2011 15:46

    Quel sourire radieux, Sylvie! A la mesure de l’immense victoire de ce peuple égyptien qui prouve au monde entier qu’il n’y a pas de fatalité. Merci pour ta lucidité, ta finesse d’analyse et ton soutien constant à ceux qui luttent pour un monde meilleur.

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  14. 12 février 2011 15:27

    Magnifique peuple égyptien mais restons vigilants car l’empire voudra modeler cette révolution à son profit. En tout cas ces révolutions arabes ne peuvent qu’élever le niveau de conscience des peuples du monde:
    http://lesouffledivin.wordpress.com/2011/02/11/les-revoltes-populaires-arabes-doivent-accelerer-notre-prise-de-conscience-universelle/

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  15. karine artola permalink
    12 février 2011 14:36

    Merci Sylvie pour tout ! Je suis émue aux larmes en te lisant ! Bravo !

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  16. Benoît permalink
    12 février 2011 14:27

    C’est tout l’intérêt de la liberté d’avoir un avenir incertain. Avec la dictature, le peuple n’avait qu’à suivre une route qu’on traçait pour lui. Désormais, il est libre de choisir son chemin ! Et ça se fête !

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  17. 12 février 2011 12:38

    J’aurais aimé être là. Depuis 20 jours je vis à l’heure égyptienne. Hier, émue jusqu’aux larmes par la clameur immense de la place Tharir. J’espère faire ta connaissance à ma prochaine visite en Egypte début avril. Encore merci pour le (vrai) courage de n’avoir pas fui. A rester sur la réserve (devoir ou pas), on risque souvent une vie de reclus.

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  18. 12 février 2011 12:36

    C’est magnifique et tellement incroyable ! Comme je vous envie, malgré les journées d’inquiètude traversées, de pouvoir vivre ces moments sur place.
    « A quand le jugement ? » C’est la bonne question. Aura-t-elle une réponse ?
    En tout cas profitez de cette joie. Merci encore pour vos publications.

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  19. Cdrhum permalink
    12 février 2011 12:02

    Quel soulagement de te revoir en pleine action révolutionnaire !!! Bravo et Merci !

    Quelle joie aussi de partager le bonheur de ce Peuple qui a su si dignement s’attaquer à la « fatalité »…

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  20. YGQ permalink
    12 février 2011 11:59

    Mabrouk ! Et merci pour ces chroniques…

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  21. ludo permalink
    12 février 2011 11:18

    Comment ne pas participer à cette joie. Le devoir de réserve ? Boukra maalesh, là tu as la chance de vivre ça du Caire, profites en. On verra ce que l’armée fait par la suite, mais quel pas accompli !

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