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Fitna II

2 mai 2008

La manipulation de l’extrême droite européenne (voir billet de la semaine dernière) est tellement grossière que nous pourrions nous contenter de hausser les épaules…face à un tel vomi, on se retourne, on tire la chasse d’eau, on essaie d’oublier. Le public visé n’est pas l’ensemble des musulmans : sauf les plus radicaux d’entre eux qu’on espère ainsi exciter davantage ; il n’est pas non plus l’immense majorité des européens, sauf les plus xénophobes d’entre eux qu’on espère mobiliser davantage. Mais à l’arrivée, la fiction d’Huntington finira peut-être par devenir une réalité ; en tout cas, G. Wilders aura tout fait pour. Comme Redecker en France, on pourrait lui offrir en remerciement une chaire de philosophie, au CNRS ou à l’ENS…

L’affaire Aristote

Car la rhétorique de certains courants universitaires, si elle semble plus raffinée au premier abord n’en est pas moins consternante, mensongère et dangereuse. Dans un article du Monde des livres de début avril, on pouvait lire une présentation partisane et complaisante du dernier ouvrage de Sylvain Gougenheim, prof à l’ENS de LYon, « Aristote au Mont Saint Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne » , présentation qui se concluait ainsi : « contrairement à ce qu’on répète crescendo depuis les années 1960, la culture européenne, dans son histoire et son développement, ne devrait pas grand-chose à l’islam. En tout cas rien d’essentiel. Précis, argumenté, ce livre qui remet l’histoire à l’heure est aussi fort courageux. »

Depuis, beaucoup d’encre a coulé. Telerama s’est fait l’écho d’une pétition d’un très grand nombre de collègues de Gougenheim, et surtout a publié un excellent papier d’Alain De Libera, prof à l’Ecole pratique des hautes études. Une cinquantaine d’universitaires, historiens et philosophes des sciences, ont écrit à l’initiative d’Hélène Bellosta un texte intitulé « Prendre de vieilles lunes pour des étoiles nouvelles ou comment refaire aujourd’hui l’histoire des savoirs« , texte que Libé vient de faire paraitre dans Rebonds sous le titre : « Oui, l’Occident chrétien est redevable au monde islamique« . Libé du 30 avril a aussi fait une lecture critique du bouquin. Le Figaro lui, décroche ses félicitations à l’auteur pendant que le Herald Tribune émet des réserves. P. Assouline sur son blog a fait un papier rappelant les détails de l’affaire. Enfin l’auteur a fait paraitre une mise au point dans laquelle il s’enfonce encore plus bas, dans le Monde des livres du 27 avril. Bref, si les éditions du Seuil semblent avoir renoncé à une relecture scientifique des ouvrages de leur collection « L’Univers Historique » elles n’ont peut être pas renoncé à faire un bon coup commercial avec cette polémique.

chrétien > arabe > musulman = ennemi

L’argument (si on peut dire) de Gougenheim qui m’a fait immédiatement penser à Fitna est celui selon lequel, le premier grand traducteur des textes grecs à la Maison de la Sagesse, Hunayn Ibn Ishaq (IXème siècle), était syriaque et chrétien.

Pour l’auteur, cela prouve que ce n’est pas à la civilisation islamique que l’on doit cette transmission…Pour un historien de ce niveau, confondre civilisation islamique avec un ensemble homogène de musulmans est assez consternant, tout comme l’égalité chrétien = occidental, qui ferait de cette particularité religieuse une priorité sur l’arabité du dit Hunayn : arabe mais chrétien, donc du côté de l’occident. Pour un prosélyte d’une religion née à Béthléem, c’est un peu court, non ? Sauf à vouloir défendre à son tour que la religion musulmane par nature, est antinomique à la culture occidentale… ce que d’autres passages de son bouquin ou ses interventions sur le site nauséeux d’Occidentalis confirment s’il en était besoin : « Pour que la France ne devienne jamais une terre d’Islam« , en est la bannière… On l’aura compris, on est loin d’une approche scientifique de la genèse des savoirs, mais très près des insultes et de la xénophobie de l’extrême droite hollandaise.

vous avez dit culture …?

J’avais eu l’occasion de rencontrer dans un cadre syndical, M. Fumaroli, DE l’Académie française, professeur à la Sorbonne, à qui le ministère de l’Education Nationale avait demandé de piloter la réflexion sur le pilier 5 du socle commun de connaissances actuellement en vigueur, pilier dit de « la culture humaniste ». Fort de ses connaissances sur Fénelon et l’art de la rhétorique du XIIème siècle, ce vénérable personnage n’avait pas le moindre doute sur ses compétences à réfléchir à des contenus de programme pour des élèves de collège du XXIème siècle. Alors que nous critiquions la conception européocentrée (une Europe se résumant à la France, l’Italie et la Grèce) des références culturelles qu’il prônait pour nos collégiens, sa réponse fut consternante : «Je vous arrête ! Ce n’est pas à nous de nous adapter à nos hôtes mais à eux de s’adapter à nous », « Tahar Ben Jelloun est un très mauvais écrivain », et il ne s’agit pas de faire croire aux élèves « qu’il est équivalent à Flaubert ». C’est donc bien un mouvement d’idées qui frappe l’Université française, comme le reste de sa société. Que ce soit au nom de la culture qu’un tel mouvement ait lieu n’a rien d’étonnant.

Lors d’un colloque à l’Université du Caire sur le thème culture grecque/culture arabe, (eh oui, je fais de l’auto-citation, je vais finir pire que Fumaroli…) je m’étais sentie obligée de rappeler en conclusion que la culture « classique », n’a jamais constitué par nature, un antidote au fascisme. Pour ne prendre qu’un seul exemple, les officiers nazis étaient en majorité des gens très cultivés et bon nombre d’entre eux connaissaient à fond « leurs classiques », notamment grecs.

Quel rapport avec le mouvement des projectiles ?

Notre espoir est dans le partage de l’aventure humaine et du mouvement des idées au sein des cultures, passées ou contemporaines. A condition d’éviter deux écueils : une lecture identitaire bien sûr, mais aussi une lecture œcuménique qui amènerait à conclure que tout est dans tout et qu’aujourd’hui est la continuité d’hier. Il s’agit donc de lire dans la rencontre des cultures, « toutes hybrides » disaient E.W. Saïd, mais aussi « extraordinairement différenciées » ce qui a pu amener à construire des ruptures fécondes.

D’ailleurs, en épistémologie de la physique dont je m’occupe à temps perdu, le geste créateur des physiciens-philosophes emprunte plus souvent aux lisières entre ces cultures qu’à leur identité…

3 commentaires leave one →
  1. 29 juin 2008 0:57

    IL SERAIT TEMPS DE SE DEMANDER SI LA THÈSE DU CONFLIT DES CIVILISATIONS MÂCHÉE ET REMÂCHÉE PAR LES PUNDITS DE WASHINGON ET RÉGURGITÉE PAR NOS INTELLOS PARISIENS A UN EFFET STRUCTURANT OU DESTRUCTURANT.

    PAR AILLEURS, IL EST RISIBLE, VU LE CONTEXTE ÉVIDENT DE LA DIVISION DU MONDE ARABO-MUSULMAN, DE CONSTATER QUE LE FAIT DE FANTASMER UN ISLAMISME SURPUISSANT ET UNIFICATEUR EST, POUR LES ISLAMISTES, UNE PUBLICITÉ EXTRAORDINAIRE ET DE PLUS, GRATUITE.

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  2. Benoît permalink
    12 mai 2008 12:33

    Le Maroc a fait écho de cette affaire Gougenheim ; par ailleurs, je suis en lien avec un des chercheurs de l’ens qui a signé la pétition contre le bouquin…
    Voilà encore un ouvrage qui se veut bêtement polémique et qui occulte une grosse partie de la vérité historique pour arriver au bout de sa démonstration.
    Le plus gênant là-dedans, c’est le double label « seuil » et « ens », mais ce genre de révisionnisme historique est tellement de saisons que certains ont pu y voir de l’analyse scientifique.
    Navrant !
    Quant à Fumaroli, c’est un vieux croûton…

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  3. Dan permalink
    3 mai 2008 10:00

    Superbe analyse, un régal!

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